Emile Bravo: l’art de l’enfance

Loading

C’est l’aboutissement d’un long travail : la publication au printemps dernier du 4ème et dernier tome de la série SPIROU portée par Emile Bravo est venue conclure une œuvre déjà rangée au rang de classique.

Les amateurs de bande-dessinée savent qu’Emile Bravo n’a pas l’habitude de prendre les enfants pour des imbéciles : avec « Les véritables aventures d’Aleksis Strogonov » par exemple (une aventure épique en 3 tomes à travers le chaos de la Russie du début du XXème siècle), ou avec « Les Épatantes Aventures de Jules », une série qui en est déjà à son 6ème tome et qui confronte ses jeunes héros à des questions aussi fondamentales que « sommes-nous seuls dans l’univers ? », « le génie génétique a-t-il des limites ? », « quelle est notre responsabilité face à notre environnement naturel ? », le tout en restant drôle et très pédagogique.

Avec son SPIROU, Emile Bravo est toutefois passé à un projet qui s’approcherait presque d’une « d’œuvre d’art totale », tant les niveaux narratifs sont riches, multiples et toujours cohérents entre eux. Initiée par « Le Journal d’un ingénu » (1 tome), qui met en scène l’enfance de Jean-Baptiste en Belgique à la fin des années 30, le cœur du projet se décline ensuite sous les 4 tomes de « L’espoir malgré tout », qui couvrent toute la période de la Seconde Guerre Mondiale.

Ces strates de lecture se découvrent tout d’abord à travers l’histoire de la jeunesse du SPIROU héros de bande-dessinée : son enfance, les origines de son surnom et de son costume de groom, son amitié avec FANTASIO, son écureuil Spip, etc. Emile Bravo imagine qui aurait pu être SPIROU avant que son personnage, inventé par Rob-Vel en 1938, ne devienne célèbre grâce à André Franquin dès les années 50. L’auteur prend soin de tisser une multitude de liens entre « son histoire » et celle, bien réelle, des circonstances qui ont peu à peu façonné le personnage du célèbre groom. Bravo s’amuse aussi à « copier » des cases d’albums de Tintin, à caricaturer Morris, et à glisser quelques magnifiques mises en abîme, lorsque SPIROU et FANTASIO s’interrogent par exemple sur la célébrité future de leurs personnages.

Le deuxième niveau de lecture, c’est la fresque historique. Passionné par la seconde guerre, Bravo dépeint la société des hommes confrontée aux privations, à la peur, à la séparation et à la mort. Les héros ordinaires côtoient les traîtres et les veules, les idéologies emportent toute forme de réflexion, la violence et l’arbitraire ordonnent le quotidien. SPIROU est sans cesse confronté à la noirceur de ce monde, mais réussi tant bien que mal à garder la tête hors de l’eau tout en aidant ses amis à en faire autant. Emile Bravo est très scrupuleux sur le cadre historique (les lieux, les dates), fait régulièrement apparaître des personnalités de l’époque (comme le peintre Felix Nussbaum) et n’esquive aucun sujet : racisme, rationnement, collaboration, tortures, exécutions, rien n’est épargné ni à son héros, ni au lecteur. Le sort des Juifs occupe une place importante dans ce narratif, donnant à SPIROU l’occasion de quelques actes héroïques qui viendront un peu consoler son premier amour perdu. Cet ancrage dans le réel ajoute une dimension quasi documentaire à la série, contribuant à l’immersion du lecteur dans un récit qui brouille les frontières de la fiction.

Personnellement, c’est la façon de parler de l’enfance qui m’a le plus touché dans cette saga, en offrant encore une autre perspective de lecture. D’abord l’enfance pour ce qu’elle est : les jeux où les gamins s’insultent en reprenant les mots de leurs pères dont ils ne comprennent pas le sens, les bêtises qui tournent mal, les plaisanteries vraiment rigolotes, les rapports compliqués avec les adultes.

L’enfance et la guerre ensuite. Les enfants que croise SPIROU portent l’origine et les choix de leurs parents : réfugiés espagnols, communistes, rexistes, fascistes, juifs, chacun subit ces identités sans en comprendre les implications. Avec le recul, ces catégories sociales de l’enfance m’ont fait penser au travail de l’historien Nicholas Stargardt qui, dans son ouvrage « Des enfants en guerre » documente ce qu’a pu être la traversée de la guerre par des enfants réfugiés, bombardés, endoctrinés, persécutés.

Le tour de force de Bravo, c’est surtout d’avoir réussi à rendre son personnage profondément humain. D’abord démuni face au monde des adultes, SPIROU enfant se débrouille et évolue sans toujours comprendre ce qui se passe autour de lui. En même temps, le lecteur, lui, possède les clés de lecture : il comprend ce que le curé veut dire lorsqu’il dit à SPIROU « qu’il soupçonnait les faiblesses du père Albert », il voit que le théâtre de marionnettes sert de couverture à la résistance, il comprend le désarroi des amis juifs de SPIROU lorsqu’ils parlent « de l’est ». Ce regard extérieur porté sur l’enfant crée des moments de tensions dramatiques : on a presque envie de retenir SPIROU dans ses élans héroïques, de l’empêcher de s’interposer face à cet agent de la gestapo, ou de monter dans ce train qui part pour la Pologne.

Bravo réussit ainsi l’exploit de nous faire comprendre pourquoi la participation de l’enfant à la société qui l’entoure est un droit fondamental, dans le sens qu’il doit lui permettre de comprendre le monde et d’y trouver sa place. SPIROU a la chance d’être bien entouré, lorsqu’il côtoie des adultes pleins de bon sens et d’humanité qui accompagnent son éveil. Il construit progressivement son opinion, ses valeurs et son éthique, et plus l’histoire avance, plus ses questionnements deviennent profonds et ses dilemmes difficiles, pour en tirer des réflexions humanistes intemporelles.

La bande dessinée est parfois qualifiée de neuvième art ; nul doute qu’elle trouve avec Bravo et son SPIROU un chef d’œuvre pour son panthéon.

Pour d’autres présentations de la séries:

Emile Bravo : « Spirou, c’est moi », Le Monde

“Emile Bravo transforme Spirou et Fantasio en vrais héros de guerre. Et ça marche”, Le Temps (accès réservé)

Image extraite du tome 1 de “L’espoir malgré tout”, copiée sur internet