La paix d’un brave

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Lyes Louffok est devenu, comme il le dit, militant malgré lui. Après avoir raconté son “parcours de placements” dans un livre (“Dans l’enfer des foyers” ), il a acquis une notoriété qui lui a permis d’apporter une certaine visibilité aux questions liées au placement d’enfant en France. Sa posture, sa sincérité et son charme naturel ont fait de lui un “bon client” pour les plateaux télé. Cette exposition a cependant un revers de médaille que Lyes a partagé dans un post Facebook aujourd’hui. Je me permets de le reproduire ici, considérant la valeur de ses expériences et la puissance du message.

“Chers amis, chères amies,
Le temps est venu pour moi de faire une pause.
Je cesse mes activités militantes.
La tentation du silence est née de l’exténuation. Car aujourd’hui, je dois l’avouer, je suis épuisé. Vous savez, cette fatigue qui creuse si profondément qu’elle engendre un paradoxe : j’ai toujours considéré le silence comme mon principal opposant, mais c’est aussi mon rêve secret quand ma force s’érode au contact des montagnes à déplacer, sans parler de ma culpabilité incessante, quotidienne.
Comment répondre aux milliers de messages d’enfants meurtris, d’anciens enfants placés qui n’ont jamais pu s’exprimer, à qui je donne l’espoir d’être enfin entendus, et qui voudraient partager leur expérience avec moi ?
Si le nombre d’individus fracassés par leur enfance est démesuré, mon temps et ma capacité à absorber le chagrin ne sont, eux, pas infinis et ce déséquilibre me ronge. En plus de me mettre en colère.
Car si ces histoires, ces besoins, ces personnes s’adressent à moi comme si j’étais à moi seul le service public, c’est bien que ce dernier a répondu absent. N’interprétez pas mon silence comme un mépris de votre souffrance. Je voudrais ici vous demander pardon, à vous qui n’avez rien reçu personnellement de moi.
En 10 ans de militantisme, depuis que je me suis engagé dans cette voie sans vraiment le décider, j’ai beaucoup appris. De la rigidité, j’ai l’habitude. De l’inertie des choses, des personnes, j’ai l’habitude. Des verrous, des conservatismes, des façons de faire et de voir illogiques, c’est mon quotidien.
À celles et ceux qui continuent le combat ou décideront de le rejoindre, voici 4 constats qui peuvent vous être utiles :
1. Dans le domaine de l’enfance, on est souvent seul. La protection de l’enfance, c’est la cause orpheline du militantisme. Quel intérêt un adulte aurait-il à s’engager aux côtés de l’enfant qu’il n’est plus ? Au risque, en outre, de mettre en péril ses propres prérogatives, droits et pouvoir…Ce n’est pas un hasard si les militants sont le plus souvent des victimes d’hier ou d’aujourd’hui, des écorchés, des amochés avoués ou cachés.
2. Nous n’avons pas la puissance de frappe des autres mouvements car nous sommes privés de leurs ressources. Nous n’avons ni la force du nombre, ni la capacité de nous fédérer, ni celle de relayer nos idées via un fort activisme numérique, ni la légitimité et le pouvoir institutionnel. Mais combien de siècles a-t-il fallu aux femmes pour obtenir le droit à l’égalité avec les hommes ? Et si, aujourd’hui, les féministes savent se faire entendre et obtenir, c’est qu’elles s’inscrivent dans une lignée, dans l’histoire d’un combat ancien et contemporain, incarné par des personnalités. Au contraire, le militantisme pour la défense des enfants n’a que peu de souvenirs, ayant trop peu de passé. Qui en connaît les combattants glorieux ? Panthéonisables ? Où peut-on en lire l’épopée ? Quel est même le nom de ce front ? Les « minuristes » ? Les « enfantistes » ? Qui connaît Janusz Korczak ? Alors qu’il a été le premier adulte à comprendre et à protéger les droits des enfants, le premier à les considérer comme des personnes à part entière au prix de sa vie.
Dans l’histoire, s’il s’est trouvé pléthore de bourreaux d’enfants tristement célèbres, combien compte-t-on de célèbres défenseurs d’enfants ? Pour l’instant, le militantisme pour la défense des enfants reste peu attractif. Si j’en suis devenu l’une des figures, c’est par défaut.
En sourdine, la voix des enfants peine toujours à atteindre l’autre rive, à imposer l’application des droits existants, gravés dans les textes mais absents du terrain, et la reconnaissance de tous ceux qui manquent encore pour accéder à une pleine égalité, à un statut plus digne et acceptable que celui de minorité.
3. Pour le militant, le temps traîne, parfois coule. Jugez-en : il aura fallu 65 ans pour passer d’une déclaration internationale des droits de l’enfant, constituée surtout de principes inactifs, à une convention plus étayée, correspondant à une législation internationale, faite de principes actifs, même si souvent violés de par le monde, car dépourvus de moyens de contrôle et de sanctions. Astreignez-vous à ne jamais vous contenter du peu, à vous méfier des progrès étroits qui retarderaient les plus vastes.
Préparez-vous à rencontrer la gêne que les malheurs des enfants provoquent. Quand personne ne veut entendre ce qui grince, ne veut voir ce qui fait peur et mal, le plus petit pas relève de l’exploit. Si nous avons avancé, si nous avons été rejoints par d’autres, des investis, des engagés, des humains, méfiez-vous toujours des petites victoires qui pourraient couper l’appétit d’une grande. Pas de cessez-le-feu, pas de relâche. Sinon, la bataille est perdue et les précédentes, gâchées.
4. Entourez-vous. Le courage et l’opiniâtreté d’Andréa Bescond, d’Anne-Solène Taillardat ,d’Arnaud Gallais, de Michele Creoff, d’Elina Dumont et tant d’autres, m’ont empêché de basculer, de désespérer et de déserter ce militantisme qui attend d’être renfloué, d’être étoffé, d’être aussi construit et efficace que le féminisme. Merci du fond cœur.
Que l’enfance soit enfin – mieux qu’une thématique de campagne électorale – politique. Qu’elle ait sa voix. La mienne est, pour l’instant, fatiguée ; elle en réclame d’autres.
En les attendant, prenez soin de vous”.
Lyes Louffok

Lyes Louffok a également publié en début d’année ” Si les enfants votaient : plaidoyer pour une politique de l’enfance”, ouvrage que je chroniquerai dès que j’aurai fini de le lire…

Photo : justin schuler unsplash