Rapport sur les abus sexuels dans l’Eglise: analyse d’un système

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Les médias ont largement relayé la présentation, le 12 septembre 2023, du « Rapport final du projet pilote sur l’histoire des abus sexuels dans le cadre de l’Église catholique romaine en Suisse depuis le milieu du 20ème siècle», par les responsables de projet et les représentants de l’Église catholique romaine. Leurs commentaires se sont le plus souvent concentrés sur le nombre de cas de victimes identifiés, ainsi que sur la politique de dissimulation systématique adoptée par l’Eglise tout au long de son histoire. L’étude offre cependant une analyse des conditions structurelles et sociales qui ont permis aux abus de se perpétuer, dont la globalité, la pertinence et surtout la qualité méritent que l’on s’y intéresse.

Pour le profane, l’église est perçue comme une institution monolithique, avec un pape à la tête d’un système hiérarchique de cardinaux, d’évêques, de prêtres et de fidèles. Or, l’étude démontre tout d’abord (chapitre 3) que la structure et le fonctionnement de l’Eglise sont bien plus complexes, et que cette complexité joue un rôle fondamental dans la manière dont les abus sont traités. Qu’il s’agisse du découpage de la Suisse en 6 diocèses, de leurs 1599 paroisses (annuaire pontifical 2021), elles-mêmes gérées, selon des modalités spécifiques, par des unités de droit public ecclésiastique (les structures laïques), des ordres et des congrégations, des associations catholiques (jeunesses, scouts, etc.), des institutions catholiques (foyers, écoles) et plus récemment des « communautés nouvelles » (associations de fidèles), chacune de ces structures répond à une mission propre et à une organisation particulière. Par rapport aux abus, l’enchevêtrement de ces différentes organisations a pour conséquence, d’une part, de faciliter la circulation des prédateurs par leur implication dans les activités ecclésiales, mais aussi éducatives et sociales, et de rendre plus difficile l’identification des responsabilités quant à la surveillance et à la sanction.

L’étude s’intéresse ensuite aux espaces où se déroulaient les abus (chapitre 5, p. 55-56), et pour lesquels « des modèles spécifiques de rapports de pouvoir apparaissent ». Elle en identifie 3 types :

– L’activité pastorale du clergé et des employé·e·s ecclésiastiques, incluant « certains sous-domaines de l’activité pastorale qui semblent particulièrement exposés aux abus sexuels : les rites spirituels (situations telles que les entretiens de confession ou les consultations), la liturgie (en particulier le contexte du travail des servant·e·s de messe) et la pédagogie (en particulier l’enseignement religieux). Les activités des prêtres auprès d’enfants, de jeunes et de groupes qui leur sont dédiés doivent aussi être particulièrement prises en compte. Dans les cas analysés pour le projet pilote, l’activité pastorale était l’espace d’abus le plus fréquent, avec bien plus de 50% des cas recensés dans les paroisses et les activités liées à celles-ci » ;

« Environ 30% des cas recensés et analysés dans ce projet pilote peuvent être rattachés à des foyers, écoles, internats et institutions similaires catholiques » ;

– Les ordres et les communautés similaires, ainsi que les communautés nouvelles, constituent le troisième groupe : « les situations d’abus sexuels au sein de ces communautés ont été jusqu’à ce jour peu prises en compte, notamment parce que la recherche a surtout mis l’accent sur les personnes concernées mineures (et masculines) alors que dans cet espace, ce sont en particulier les adultes (notamment les femmes adultes) qui sont concernés ».

Comme l’étude le souligne, s’ajoute à cette complexité structurelle la dimension sociale que constitue la communauté des fidèles catholiques. Où qu’ils se produisent, les abus sur mineurs sont toujours caractérisés par le secret, mais dans le contexte présent, ce silence est double : il est imposé à la victime, mais il s’impose aussi à son entourage, parents compris, qui refuse de la croire, voire qui l’accuse à son tour, contribuant à l’immunité de l’auteur. Les extraits de dossiers présentés sont glaçants, mais ils « soulignent la nécessité de mettre en contexte les situations d’abus sexuels de manière exhaustive pour pouvoir comprendre les conditions structurelles, les processus dans la gestion des abus sexuels et les spécificités du catholicisme qui favorisent de tels abus. Une telle mise en contexte ne devrait toutefois pas seulement prendre en compte la gestion des situations d’abus sexuels par l’Église, mais également la société et ses conceptions de la sexualité, de l’enfance et de la religion à l’époque en question » (p.64). Dans son témoignage à la RTS, Mme Marmy souligne : « A l’époque, c’est un contexte sociétal de chrétienté, les prêtres avaient de la notoriété, on les considérait comme un Dieu ».

Bien d’autres points de l’étude mériteraient d’être mis en valeur, et on ne peut qu’encourager les personnes assumant des charges ecclésiales, mais également celles qui s’intéressent à ces questions, de prendre le temps de lire ce rapport, dont la rédaction est au demeurant de grande qualité, ce qui ne gâche rien.

Rappelons pour conclure que le Saint-Siège a ratifié la Convention relative aux Droits de l’Enfant (eh oui…). Dans ses dernières observations (2014), le Comité déclarait « Le Comité prend note du fait que la délégation du Saint-Siège s’est engagée à considérer comme inviolables la dignité et l’intégrité de la personne de chaque enfant. Il se dit néanmoins profondément préoccupé par les abus sexuels commis sur des enfants par des membres de l’Église catholique relevant de l’autorité du Saint-Siège, notant que des religieux ont été impliqués dans des cas d’abus sexuels à l’égard de dizaines de milliers d’enfants dans le monde. Le Comité craint sérieusement que le Saint-Siège n’ait pas pris la mesure des crimes commis ni adopté les mesures nécessaires pour lutter contre les abus sexuels et en protéger les enfants, et ait adopté des politiques et des pratiques qui ont permis aux religieux de continuer de commettre de tels abus et aux auteurs de rester impunis ».

Est-ce qu’un jour l’Eglise catholique va se décider à prendre les mesures profondes et nécessaires pour traiter ces questions, et cesser de réagir en s’excusant à chaque nouvelle révélation ? En est-elle seulement capable en tant qu’institution, au vu du poids des forces réactionnaires qui la composent ? Son déni et sa complicité ont fait des enfants victimes une quantité négligeable. Une planche de salut consisterait à questionner les enfants qui, aujourd’hui, sont impliqués dans différentes activités à caractère religieux, sur leur bien-être, leur spiritualité … et leur sécurité.

Photo : Veit Hammer