Balmaceda, responsable de l’enquête sur les adoptions irrégulières. En charge de ce dossier depuis 5 ans, le juge a 1100 dossiers d’adoptions internationales à traiter, couvrant la période 1970 – 1999. A ce jour, 650 dossiers ont été analysés. Le juge déclare : « au cours des cinq années d’enquête, je n’ai pas réussi à établir la réalisation de crime ».
Ce bilan partiel peut paraître étonnant si l’on considère les circonstances dans lesquelles l’adoption internationale d’enfants chiliens s’est développée. La dictature du général Pinochet (1973 -1990) est connue pour avoir eu recours aux disparitions forcées d’opposants politiques et à la discrimination des minorités indigènes. Le pouvoir, conscient de son « déficit d’image » à l’international, et considérant le nombre d’enfants « orphelins », a ouvert le pays à l’adoption internationale, espérant ainsi donner au monde un visage plus humain du régime. Ce sont plusieurs milliers d’enfants qui ont été adoptés dans les pays occidentaux, par exemple en Suède, en France, aux Etats-Unis et en Suisse. Le contexte était donc propice aux abus, et aujourd’hui, nombreuses sont les familles chiliennes à demander des comptes (voir également ma publication du 13.01.2023).
Pour expliquer cette absence de condamnations, il faut souligner que le juge Balmaceda fait … un travail de juge : il analyse les faits et décide s’ils sont constitutifs d’un crime au sens de la loi. Le juge constate que s’il s’en est parfois fallu de peu, il n’a pas été possible de construire un argumentaire légal qui puisse aboutir à une condamnation : « Toutes les personnes qui semblent concernées et qui sont vivantes ont été entendues, mais l’existence d’un fait punissable n’a pas pu être établie, ni les présomptions permettant de qualifier des participations aux faits en tant qu’auteur, complice ou receleur. Les personnes qui semblaient les plus impliquées dans les faits et qui auraient pu éventuellement établir une certaine responsabilité, sont aujourd’hui décédées ». A la question de savoir comment qualifier les faits rapportés par les familles victimes, le juge répond : « Il est difficile de juger les événements de l’époque avec la mentalité d’aujourd’hui. La plupart des 1 100 cas se sont produits avant 1989, date à laquelle la législation a été modifiée et était infiniment différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Elle comportait beaucoup moins de garanties et permettait de placer des enfants chez des personnes, en vue d’une adoption ». Le juge détaille également les processus qui permettait d’aboutir à une adoption nationale ou internationale, et constate combien il est difficile de remettre en question des pratiques qui, à l’époque, étaient, du moins formellement, conformes au droit en vigueur. Et le juge de conclure : « un fait peut être moralement répréhensible, mais je suis le juge pénal, et je dois punir les comportements qui sont constitutifs de crime ».
Ce témoignage est important au vu des débats actuels entourant les responsabilités liées aux adoptions irrégulières du passé. Il apporte un éclairage très spécifique sur la manière dont ces actes peuvent être qualifiés d’un point de vue purement pénal. Si le constat de l’impossibilité d’une condamnation pénale peut être difficile à accepter pour les victimes (l’organisation « Hijos y Madres del Silencio » a d’ailleurs demandé la démission du juge suite à cet article), « l’exercice chilien » a le mérite de démontrer que la voie judiciaire n’est pas toujours celle à privilégier. Naturellement, cela ne signifie pas que rien de mal n’ait été commis et qu’il faille tourner la page ; les études historiques et les mesures restauratives demeurent en ce sens absolument nécessaires.
Mais cette nouvelle pièce au puzzle questionne de manière plus large les initiatives visant à une « criminalisation » des pratiques liées aux adoptions irrégulières, en particulier celles qui cherchent à les qualifier de crimes contre l’humanité. M’étant déjà exprimé plusieurs fois sur le sujet, je ne vais pas rouvrir ici le débat, mais les constats du juge Balmaceda interpellent: si le droit pénal ordinaire ne permet pas de condamner, est-ce qu’il s’agit de persister dans cette voie et de tenter de construire d’autres raisonnements juridiques pour aboutir à une condamnation « coûte que coûte » ? Ou s’agit-il plutôt de prendre acte du fait que la réponse du droit est précisément de dire qu’il n’est pas possible de condamner ? Naturellement, la diversité des contextes, des époques et des acteurs pourrait permettre d’aboutir à d’autres conclusions. Il n’en demeure pas moins que le droit est lui aussi soumis à des principes généraux de droits humains (pas de peine sans loi par exemple) qui doivent également être respectés.
Une fois encore, les réponses à apporter à ce dossier doivent en premier lieu émaner du pouvoir politique, par la reconnaissance des erreurs du passé et la mise à disposition des moyens nécessaires au soutien des personnes concernées.
El Pais Antonia Laborde Santiago de Chile – 09 mars 2024
[la traduction de l’espagnol vers le français est personnelle et approximative]
Photo : Andrea De Santis