Des crimes contre l’enfance de l’humanité
Au chapitre des dérives historiques de la protection de l’enfance, la persécution en Suisse des communautés Yéniches et Manouches/Sintés illustre une fois encore ce que la bien-pensance d’une époque peut produire de malheurs. Entre 1926 et 1973, près de 2000 enfants ont été retirés de forces à leurs familles, dont le tort principal était de ne pas être dans la norme. Le 19 février 2025, le Conseil fédéral a reconnu que les actes perpétrés dans le cadre du programme «Œuvre des enfants de la grand-route» devaient être qualifiés de «crimes contre l’humanité» selon les critères du droit international public actuel. Si la reconnaissance des responsabilités étatiques doit être saluée, la qualification juridique de «crime contre l’humanité» interpelle. Précisions d’emblée qu’il ne s’agit pas ici de la remettre en question, mais plutôt de constater qu’elle ait été convoquée dans un contexte qui ne présentait pas les caractéristiques «habituelles» propices à ce type de crime (conflit armé, guerre civile, dictature). En effet, si l’on consulte l’organisation TRIAL International: «Les crimes contre l’humanité sont des infractions spécifiques commises dans le cadre d’une attaque de grande ampleur visant des civils, quelle que soit leur nationalité. Ils comprennent le meurtre, la torture, les violences sexuelles, l’esclavage, la persécution, les disparitions forcées, etc. (…)». C’est cette première définition qui est la plus connue du grand public, qui se souvient des conflits au cours desquels ces crimes ont été commis. L’organisation précise toutefois que si cette première codification est liée aux procès de Nuremberg après la Seconde Guerre Mondiale, la définition d’alors a évolué : l’adoption du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (1998) déclare à son article 7: «on entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque». L’article précise (al.2 lit. a): «Par «attaque lancée contre une population civile», on entend le comportement qui consiste en la commission multiple d’actes visés au § 1 à l’encontre d’une population civile quelconque, en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque». Enfin, la lettre h alinéa 1 retient parmi ces actes la «persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du § 3, ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour». L’expert mandaté par le Conseil Fédéral retient ainsi que «les enlèvements d’enfants ainsi que la volonté de briser les liens familiaux afin d’éliminer le mode de vie nomade et d’assimiler les Yéniches et les Manouches/Sintés doivent être qualifiés de « crimes contre l’humanité» selon les critères en vigueur du droit international public, au sens du Statut de Rome de la Cour pénale internationale. D’après le droit actuel, l’État a été coresponsable des faits commis. La persécution des Yéniches et des Manouches/Sintés n’aurait pas été possible sans le concours des autorités à tous les niveaux de l’État (Confédération, cantons et communes). La Confédération a notamment entretenu des rapports étroits ‒ tant au niveau des personnes que sur le plan financier ‒ avec la fondation Pro Juventute, qui dirigeait le programme «Œuvre des enfants de la grand-route». Ce n’est pas la première fois que les concepts liés aux crimes contre l’humanité viennent percuter des situations où la «protection de l’enfance» a servi à justifier des pratiques délétères: La liste n’est certainement ni exhaustive, ni définitive, mais elle illustre à mon sens une évolution profonde des valeurs qui orientent le droit international. D’une part, la qualification de crime contre l’humanité ne laisse aucun doute quant à la gravité des actes concernés, peu importe leur localisation et leur temporalité, et amorce une forme de reconnaissance due aux victimes. D’autre part, elle ouvre la porte à une infinité de situations où les enfants et leurs familles ont été l’objet d’enjeux politiques et sociaux qui leur ont causé des torts considérables. On peut penser aux politiques d’assimilation forcée, aux déportations ou aux discriminations socio-économiques fondées sur l’appartenance ethnique. Il sera intéressant d’observer combien feront l’objet de condamnations. Il est paradoxal de constater que ce sont «les enfants» et leurs souffrances qui, d’une certaine manière, suscitent la mise en marche de processus judico-politiques, et qui, de la sorte, contribuent à une meilleure défense de leurs propres droits. J’avais réfléchi à la «guerre, matrice des droits de l’enfant»; il est possible que cette réflexion se poursuive… Photo de Tom Barrett sur Unsplash