Fin de l’adoption internationale en Suisse: petit bilan personnel

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Engagé en 2002 par l’Office Fédéral de la Justice, j’ai eu la chance de travailler à la mise en œuvre de la Convention de La Haye sur l’adoption internationale qui allait entrer en vigueur en Suisse l’année suivante. Avec David Urwyler, nous avons mis sur pied la nouvelle autorité centrale fédérale, créé une procédure d’accréditation des intermédiaires, coordonné l’action avec les cantons et les partenaires à l’étranger. C’était une période passionnante marquée par l’envie d’améliorer un système qui puisse être guidé par les droits de l’enfant. Après l’obtention de mon master en droits de l’enfant, et la publication de mon étude « Adoption internationale : une évolution entre éthique et marché », j’ai rejoint en 2005 le Service Social International et son programme dédié aux droits de l’enfant dans le contexte de l’adoption. UNICEF s’intéressait alors aux pays d’origine des enfants adoptés et lançait une série de consultations pour les soutenir dans l’analyse de leurs pratiques et l’engagement des réformes nécessaires. J’ai une seconde fois eu la chance d’être au bon endroit au bon moment, puisqu’avec Nigel Cantwel, nous allions entamer une « tournée mondiale » qui nous conduirait entre autres au Kazakhstan, au Kyrgyzstan, en Arménie, au Vietnam, au Guatemala, au Ghana, etc. Avec les collègues du SSI, nous avons construit des plaidoyers, des formations et des publications en se nourrissant de ces expériences de terrain, et avons participé aux Commissions spéciales organisées par la Conférence de La Haye qui réunissaient les pays membres de la convention. J’ai quitté le SSI en 2015. Au cours de ces années, j’avais coutume de dire, lorsque l’on m’interrogeait sur mon travail, que je ne savais toujours pas si l’adoption internationale était « bien ou mal », mais que dans la mesure où elle existe, il était essentiel de tout mettre en œuvre pour qu’elle soit guidée par les besoins et l’intérêt des enfants concernés. Malgré l’apparente évidence de cette conclusion, il demeurait nécessaire de combattre les préjugés dédouanant les responsabilités (les enfants auront de toute façon une meilleure vie une fois adoptés), de dénoncer les consensus trop favorables à la satisfaction des demandes d’enfants adoptables, de convaincre de la nécessité des réformes malgré les défaillances structurelles de contextes nationaux. Cet engagement en faveur du progrès trouvait sa source dans la Convention relative aux droits de l’Enfant, qui reconnaît que l’adoption internationale est une mesure de protection de l’enfant, dans le strict respect des conditions posées par son article 21. Cette approche, qui consiste à considérer qu’une adoption internationale soit le meilleur choix pour un enfant lorsque les options nationales font défaut, est un droit de l’enfant qui mérite d’être défendu. Je ne cacherai pas le fait que d’avoir visité des dizaines « d’orphelinats » à travers le monde constitue également un puissant facteur de motivation, même si c’est précisément ce type de réactions qu’il faudrait pouvoir écarter lorsque l’on travaille dans ce domaine. Car c’est bien là que se niche le paradoxe fondamental : est-il possible de s’assurer que les enfants adoptables et adoptés sont bien ceux pour lesquels cette mesure de protection est la plus appropriée, sachant que les risques d’abus ne pourront jamais être exclus à 100% ? J’ai eu l’honneur d’être invité à rejoindre le groupe d’experts chargés par le Conseil fédéral de réfléchir à l’avenir de l’adoption internationale pour la Suisse. Ce chantier a été lancé suite à la dénonciation des nombreux abus dont a souffert l’adoption par le passé, et avait comme objectif de répondre par oui (sous condition) ou par non à cette question. Sur la base de notre rapport, le Conseil Fédéral a fait le choix de répondre non, dans une analyse factuelle des enjeux qui lui ont été soumis. Cette décision suit celles prises récemment par les Pays-Bas et le Québec, mais aussi par la Chine, l’Ethiopie et d’autres pays d’origine. S’il est encore prématuré de voir dans cette tendance la fin de l’adoption internationale, elle marque sans nul doute un profond changement de perception. Lorsqu’un pays d’accueil met fin à l’adoption internationale, il reconnaît d’une certaine manière qu’il ne lui appartient pas d’assurer la probité des procédures conduisant à l’adoptabilité. Ce faisant, il renonce à cet ancien devoir tacite de répondre aux demandes des candidats à l’adoption qui ont longtemps constitué une force de pression importante. Mais il met également fin aux engagements de coopération développés avec les pays d’origine qui ont souvent montré leur efficacité. Lorsqu’un pays d’origine décide qu’il n’a plus besoin de l’adoption internationale, il se réapproprie sa souveraineté en matière de protection de l’enfance, rompant ainsi définitivement avec une vision d’assistance nord-sud inéquitable. La globalisation galopante de la société mondiale va peut-être devoir réinventer l’adoption internationale : la circulation internationale des enfants va se poursuivre et augmenter, quelles qu’en soient les moyens et les causes ; les désirs de parentalité vont perdurer et risquent de se réorienter vers de nouveaux moyens abusifs ; et l’enfance en détresse n’est pas près de disparaître. Si les progrès réalisés par plusieurs pays d’origine peuvent se poursuivre et s’étendre à d’autres pays, il appartiendra alors à ces derniers de décider si l’adoption internationale est une mesure de protection valable… ou pas.   A titre personnel, le bilan est assez ambivalent, mais comme aujourd’hui une conclusion s’impose, j’ai le sentiment que même si j’ai beaucoup scié la branche sur laquelle j’étais assis, le travail accompli avec mes nombreux collègues a conduit à un changement qui, s’il est plus radical qu’attendu, n’en illustre pas moins une évolution sociale plus respectueuse des droits de l’enfant. Ce qui est déjà pas mal. Photo: mission en République Démocratique du Congo (2014), archives personnelles.

Adoptions irrégulières : le Comité sur les disparitions forcées prend position

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Le 11 mai 2021, le Comité des Nations Unies sur les disparitions forcées a rendu ses observations suite à l’examen du rapport périodique soumis par la Suisse. La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées a été ratifiée par la Suisse en 2016, et est entrée en vigueur le 1er janvier 2017. Le Comité s’est saisi du dossier des adoptions irrégulières entre la Suisse et le Sri Lanka grâce à l’association Back to the Roots qui, selon ma compréhension des informations postées sur son site, a été invitée à prendre position lors de cette session. Il est réjouissant de constater que les représentants des adoptés aient accès aux plus hautes instances des Nations Unies, et que leur voix puisse être entendue sur des thématiques trop longtemps ignorées. Toutefois, le fait d’avoir sollicité le Comité en charge des disparitions forcées soulève à nouveau bien des questions, et, à mon sens, risque de poser plus de problèmes qu’il ne va peut-être en résoudre. Selon l’article 2 de la Convention, on entend par disparition forcée l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’auto­risation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnais­sance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi” [1]. Cette définition permet d’imaginer les cas auxquels la Convention fait référence : un gouvernement ou ses représentants enlèvent et font disparaître des personnes, dans un contexte de crise politique, de guerre ou de dictature par exemple. Il s’agit donc d’un instrument de droits humains visant à protéger les citoyens contre ce type spécifique de persécutions. Dans ses observations, le Comité fait le raisonnement suivant pour motiver son intervention dans le domaine des adoptions internationales irrégulières : il souligne que la délégation [suisse] a reconnu que, dans certains cas, les adoptions illégales pouvaient être le résultat d’une disparition forcée ou d’une soustraction d’enfants soumis à une disparition forcée ou dont le père, la mère ou le représentant légal étaient soumis à une disparition forcée, ou d’enfants nés pendant la captivité de leur mère soumise à une disparition forcée. Rappelons que dans le contexte sri-lankais, la guerre civile qui s’est étendue de 1983 à 2009, a impliqué un nombre important de disparitions forcées (20’000 personnes selon les estimations les plus hautes). Il est donc effectivement possible que parmi les victimes, certaines aient eu des enfants qui, d’une manière ou d’une autre, aient finalement été adoptés. Toutefois, et sans vouloir manquer de respect au Comité, cette prise de position est à mon avis inquiétante, pour ne pas dire contre-productive, et ce à plus d’un titre. Tout d’abord, j’ai le sentiment que le cas des adoptions internationales remplit difficilement les conditions posées par le cadre légal conventionnel. S’il y a certes une possibilité que des enfants aient indirectement été victimes de disparitions, est-il plausible d’imaginer qu’un Etat ait délibérément procédé au type d’actes décrits ci-dessus dans le but de faire adopter des enfants à l’international ? En d’autres termes, y a-t-il un lien de causalité entre la disparition de l’adulte et l’adoption de l’enfant? On peut en douter. Que le contexte politique de l’époque, la guerre civile, et la crise économique aient offert à des individus des opportunités d’enrichissements à travers l’organisation de procédures d’adoptions internationales abusives et illégales, sans aucun doute. De là à envisager la mise en place d’une véritable procédure organisée par l’Etat à cette fin, cela semble peu probable. Certes, ce type d’actions a effectivement été mis en œuvre en Espagne et en Argentine, avec pour conséquence l’enlèvement des enfants d’opposants au régime et leur adoption subséquente, mais ces situations sont-elles vraiment comparables ? Le Comité demande ensuite à la Suisse de « mener des enquêtes approfondies et impartiales » et de « garantir le droit à réparation ». Sans aller plus loin dans l’analyse, je pense qu’ici aussi le Comité se trompe de combat : comment conduire ces enquêtes dans un pays étranger, concernant une période de guerre civile ? Faudra-t-il ensuite les mener dans tous les autres pays d’origine qui ont traversé des crises et qui simultanément réalisaient des adoptions internationales ? Ensuite, de quelle réparation parle-t-on ? Sur quelle base, et en fonction de quels critères ? Enfin, la lecture de l’article 35 de la Convention laisse pour le moins dubitatif, puisqu’il précise que « le comité n’est compétent qu’à l’égard des disparitions forcées ayant débuté postérieurement à l’entrée en vigueur de la présente Convention » (donc 2016 pour le Sri Lanka et 2017 pour la Suisse). Dès lors, sur quoi se fonde tout ce débat ? A titre personnel, je considère cette intervention comme peu appropriée, car elle ne fait qu’ajouter de la confusion dans un dossier déjà complexe. Le Comité était certes tout à fait légitimé à soulever certaines questions, mais ses recommandations ne vont pas dans le sens d’une réponse globale à la question des adoptions illégales, et encore moins à une approche humaniste des problèmes à traiter. Elles risquent au contraire de figer des positions, de rendre méfiants les pays d’accueil qui devront s’atteler à donner des réponses aux adoptés en recherche de leurs origines, et de jeter un voile de violence extrême sur l’ensemble de la communauté de l’adoption internationale. C’est à mon avis bien regrettable. [1] Texte légal disponible ici Voir également ici

Le Pays-Bas suspendent les procédures d’adoption internationale et s’excusent pour les abus du passé

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Après le rapport suisse paru fin 2020 et les regrets exprimés par les autorités fédérales concernant la mauvaise gestion des adoptions internationales, c’est au tour des Pays-Bas de prononcer un mea culpa historique sur ce même thème. Tout comme en Suisse, ce sont les revendications et les dénonciations des associations d’enfants adoptés qui ont conduit les autorités néerlandaises à mettre sur pied un comité d’enquête. Celui-ci a eu pour mandat de déterminer l’ampleur des abus ayant affecté les adoptions internationales d’enfants vers les Pays-Bas, d’examiner l’implication et la connaissance de ses abus par les services gouvernementaux et les intermédiaires privés, et d’identifier les moyens propres à répondre aux problèmes qui découlent de ces mauvaises pratiques et de leurs conséquences pour les adoptés. Le rapport hollandais couvre une période allant de 1967 à 1998, et se concentre sur 5 pays d’origine : Bangladesh, Brésil, Colombie, Indonésie et Sri Lanka. Son champ d’investigation est donc plus large que le rapport suisse centré sur les adoptions d’enfants en provenance du Sri Lanka dans les années 1980. L’organisation administrative hollandaise étant centralisée (contrairement au système fédéral où les autorités cantonales et communales ont longtemps été en charge des procédures), la commission d’enquête a eu la possibilité d’analyser une pratique nationale qui présente des caractéristiques cohérentes au fil des ans. Sur cette base, les auteurs du rapport dressent un tableau très critique quant à la manière dont les adoptions internationales ont été menées. Ils mettent en avant le fait que l’adoption internationale a toujours, et peut-être encore souvent, été perçue comme de toute façon profitable à l’enfant. Cette présomption a conduit les autorités à une politique de laissez-faire, et ce malgré le fait que des informations probantes d’abus et de mauvaises pratiques aient été portées à leur connaissance. Cet attentisme a été nourri par différents facteurs tels que le souhait de répondre aux désirs d’adoption des candidats (soutenus par l’opinion public et un certain establishment national), la volonté de maintenir de bonnes relations avec les pays d’origine, un contrôle insuffisant des activités des intermédiaires privés, etc. Les recommandations du rapport sont ici à la hauteur des enjeux, en demandant :– que le Gouvernement reconnaisse qu’il a failli dans ses obligations de traiter les adoptions entachées d’abus ;– que les adoptions internationales soient suspendues, considérant que le système actuel ne permet pas une poursuite des procédures qui soit totalement exempte d’abus ;– que soit mis en place un centre national qui puisse offrir une réelle expertise sur ce thème et qui permette de soutenir les adoptés dans leurs recherches d’origine. Le 8 février 2021, le Gouvernement néerlandais a annoncé une suspension des procédures d’adoption internationale. Cette décision radicale marque probablement une nouvelle étape dans l’histoire de l’adoption internationale, non seulement parce qu’elle est unique et qu’elle concerne toutes les procédures (des suspensions par pays d’origine ont eu lieu par le passé), mais surtout parce qu’elle incarne un changement complet de positionnement d’un Gouvernement d’un pays d’accueil. Ce choix sera-t-il suivi par d’autres ? Cela est fort possible, même s’il faudra du temps pour que chaque pays, qu’il soit d’accueil ou d’origine, puisse lancer un travail d’enquête historique et déterminer clairement les erreurs commises. En France, un collectif vient de lancer une pétition (ouverte à signatures à toute personne, même sans nationalité française) réclamant la création d’une commission d’enquête sur les adoptions illégales depuis 1970. A noter enfin que la commission d’enquête néerlandaise recommande fortement que les leçons du passé puissent être prises en compte dans la gestion des nouvelles méthodes de création de filiation, en particulier le recours aux mères porteuses. Or, sur ce thème, on constate malheureusement que de nombreux enjeux politiques, sociaux et économiques influencent encore profondément un débat qui devrait pourtant être fondé en priorité sur les droits de l’enfant.