La France et les adoptions internationales irrégulières: une justice restaurative nécessaire

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Dans le paysage des initiatives visant à mieux comprendre l’histoire de l’adoption internationale et les nombreuses irrégularités qui l’ont affectée, l’ «Etude historique sur les pratiques illicites dans l’adoption internationale en France» a été publiée le 6 février 2023 . Réalisée par Yves Denéchère, professeur à l’université d’Angers et spécialiste reconnu de l’histoire de l’adoption internationale, et Fabio Macedo, docteur en histoire, l’étude, plutôt que d’analyser en détails la pratique adoptive entre tels et tels pays à telle ou telle période (comme l’ont fait les Pays-Bas et la Suisse par exemple), réalise une compilation unique en son genre des sources disponibles. Le corps du document se compose ainsi d’une revue de la littérature académique incluant une riche bibliographie, et d’un guide commenté des sources – archives, sources audiovisuelles, presse – susceptibles de documenter les pratiques illicites. Les conclusions proposent « des pistes de réflexion pour lancer des recherches approfondies sur le sujet ou plus simplement orienter les analyses ».

Cet énorme travail de recherche des sources dessine un historique passionnant quant à la manière dont les informations relatives aux abus et aux mauvaises pratiques ont, dès les années 70, ruisselé entre les pays d’origine et la France. Les communications des représentations diplomatiques sont à ce titre particulièrement éclairantes, relevant de manière précise et parfois insistante les problèmes constatés par les diplomates en charge de l’émission de visas. Des articles de presse explicites concernant de trafics sont également recensés dès 1976.

Dans leur analyse, les auteurs concluent: « Depuis les années 1980 au moins, et notamment de grandes affaires judiciarisées et médiatisées au Pérou ou au Brésil, tous les acteurs structurés de l’adoption internationale étaient au courant de pratiques illicites perpétrées dans l’adoption internationale. Ils ne pouvaient donc pas être inconscients des risques d’infractions afférents à l’adoption internationale » (p.137). Et d’ajouter : « Il aurait fallu être aveugle et sourd à ce qui se disait, se partageait, s’écrivait, se publiait. Cette position est d’autant moins défendable venant de personnes ou d’associations revendiquant une expérience et une expertise dans l’adoption internationale, un choix rigoureux de leurs partenaires et une connaissance pointue des contextes et procédures des pays d’origine dans lesquels ils travaillent. Ce faisant, ils portent une part de responsabilité indéniable dans certaines déviances » (p.140).

Hasard de calendrier, je viens de terminer le livre-témoignage de Véronique Piaser-Moyen « Ma fille, je ne savais pas ». L’auteure y relate tout d’abord l’histoire de l’adoption de sa fille au Sri Lanka en 1984, décrivant de manière détaillée ces moments si particuliers où les candidats à l’adoption deviennent parents adoptifs. La seconde partie du livre est consacrée à la découverte des abus généralisés lorsque le Sri Lanka pratiquait l’adoption internationale à grande échelle. Ce livre présente un réel intérêt si l’on veut comprendre les origines des questions difficiles qui traversent aujourd’hui l’adoption internationale. En suivant pas à pas ces parents, on se rend compte combien il aurait été difficile, voire impossible, de questionner un acte administratif ou une requête incongrue au moment d’aller chercher l’enfant. La langue, le stress émotionnel, les mises en scènes des acteurs locaux et une certaine violence sous-jacente rendent illusoire toute initiative, toute remise en question du système. Cette impuissance devient dévastatrice au moment de la découverte des abus, entraînant des sentiments de trahison et de culpabilité très difficiles à surmonter. Elle se répète lorsque le « combat pour la vérité » qui s’engage alors devient lui aussi source de stress, de menaces et de déceptions, d’autant plus que Mme Piaser-Moyen, après son adoption, s’implique pour aider d’autres familles françaises désireuses d’adopter au Sri Lanka.

La mise en perspective de l’étude historique et du témoignage intime vient alors interroger l’affirmation citée plus haut quant à l’aveuglement des acteurs et sur leurs responsabilités respectives. Pour les chercheurs, les informations étaient là, mais personne ou presque ne leur a prêté l’attention nécessaire. Pour les parents Piaser-Moyen « Ils [l’Etat français] savaient et ils ne nous ont rien dit » les rendant « complices d’un crime irréparable » (p.329).

Bien que la démarche puisse paraître difficile pour certains, et en particulier pour les adoptés, l’observation historique et internationale de ce dossier me conduit à penser que la recherche des responsabilités n’est pas le chemin à suivre. Comme le soulignait le rapport hollandais, l’adoption internationale a toujours, et peut-être encore souvent, été perçue comme de toute façon profitable à l’enfant. Cette présomption a conduit les autorités à une politique de laissez-faire, et ce malgré le fait que des informations probantes d’abus et de mauvaises pratiques aient été portées à leur connaissance. Cet attentisme a été nourri par différents facteurs tels que le souhait de répondre aux désirs d’adoption des candidats (soutenus par l’opinion public et un certain establishment national), la volonté de maintenir de bonnes relations avec les pays d’origine, un contrôle insuffisant des activités des intermédiaires privés, etc. L’étude souligne quant à elle : « Mais à partir de quand, à partir de quel acte posé, peut-on considérer qu’il y a déviance dans l’adoption internationale, c’est-à-dire un comportement individuel ou collectif qui s’écarte de la norme ? Cette notion de déviance implique un certain relativisme. Ce qui est déviant pour telle personne ou telle société ne l’est pas forcément pour une autre ; ce qui est considéré comme déviant à telle date peut ne plus l’être à une époque ultérieure ; et vice-versa : ce qui n’est pas perçu comme déviant à un moment donné peut le devenir quelques années plus tard au regard de l’évolution du cadre normatif » (p.149).

En d’autres termes, le contexte, la matrice pourrait-on dire, qui prévalait à l’époque est à ce point différent de celui d’aujourd’hui qu’il rend à mon avis inopérant toute recherche et toute désignation de responsables. Cela ne signifie pas que la justice ne doit pas être rendue, au contraire: la reconnaissance des erreurs du passé est essentielle, et la mise à disposition des moyens nécessaires à toute forme de réparation doit intervenir rapidement, mais seule une justice de type restaurative est en mesure d’apporter les apaisements nécessaires à chacun.

Photo : Tim Mossholder unsplash.com